Je vous propose le premier chapitre de mon roman Louise sous emprise. Si la suite vous intéresse, sachez qu'à partir du 10 avril, vous pouvez voter pour lui ( merci à vous !! ) puisque je participe au concours Les talents de demain 2020 proposé par Fnac.com et Kobo.com. D'ores et déjà vous pouvez l'obtenir gratuitement et ce jusqu'au 10 mai en cliquant ici https://www.kobo.com/fr/fr/ebook/louise-sous-emprise
Les dalles étaient chaudes sous ses pieds alors que l’aube s’était levée depuis quelques minutes. La nuit fut courte et agitée. Deux ou trois heures de sommeil, son corps lourd, épuisé par l’ivresse du vin et les caresses de l’Homme. Un cauchemar venu avec la brise dans la douceur de cette de nuit de juillet. Une fête organisée dans un grand manoir, des invités, une foule envahissant les pièces. Elle se tenait transparente au milieu de tous. Alors elle chercha le visage connu, celui de l’Homme. Elle l’aperçut dans le salon aux lustres, mais lui ne la vit pas. Il la frôla accompagné d’une vierge aux cheveux flamboyants. Elle l’appela, mais il ne l’entendit pas. Il traversa son corps.
Louise se préparait un café noir, sans sucre, elle aimait l’amertume depuis l’arrivée de l’Homme. Petite déjà, elle dégustait le houblon de la bière, elle demandait à siroter le verre de son père. Il ne lui refusait rien, elle était sa Princesse. Aujourd’hui, du fond de sa retraite, dans sa chambre aseptisée, la mémoire de son père occultait les jours heureux partagés dans la maison Bleue.
Elle s’était installé dans la maison paternelle l’été dernier avec Maurice le Setter anglais et Paula la grosse chatte rousse. Son père avait rendu les armes. Les derniers souvenirs étaient partis avec lui cet hiver dans la résidence des Oublis (elle la nommait ainsi) où elle se rendait une fois par semaine à Aix. Elle prenait la route des coteaux et le chemin des Cigales, à quinze kilomètres du mas. Elle restait à son chevet, lui tenait la main et lui racontait la maison, ses volets bleus, l’ombre des pins rafraîchissante aux heures de la sieste, les scintillements de l’eau de la piscine, la citronnade frappée quand la gorge se dessèche.
Son attente aussi. L’attente de l’Homme.
Parfois le vieil homme semblait présent, ses yeux s’éclairaient, une lueur traversait sa rétine, comme un clin d’œil d’autrefois, je suis là, va, ne t’inquiète pas, rendors-toi ma chérie, je veille sur toi comme ta maman dans le ciel. Vis cette histoire. Toutes les histoires sont bonnes à vivre.
Les regrets n’empêcheront rien.
Son père lui avait appris le prix de la liberté. Depuis toujours.
Elle aurait aimé vivre entourée d’une mère soucieuse qui l’aurait protégée des affres du cœur. Son père, lui, l’avait élevée funambule, en tension entre tous les possibles, elle avait souvent perdu l’équilibre, ça oui, elle en avait traversé des tumultes, une vie chaotique, mais intense, deux maris, deux jumeaux, deux divorces, des amants.
Et aujourd’hui l’Homme.
Elle savait pourtant qu’à quarante-cinq ans, l’esprit quémandait un peu de paix, elle le remarquait chez les autres, ses amies, ses collègues, dans ses lectures, mais pour elle, il n’en était rien. Elle était ainsi faite. Le danger ne l’atteignait pas. Pire, elle le provoquait. Mais il n’apparaissait qu’après, toujours après l’ivresse.
Louise caressait la grosse Paula, une boule de poils chauds contre ses jambes nues. L’air était torride malgré l’ombre du pin au bord de la piscine. Elle tartinait un toast de confiture d’orange. Encore l’amertume. Mais ce matin, la pâte blonde restait collée à sa gorge. L’Homme était parti tôt. Il lui avait dit « j’ai à faire » du ton qui exigeait le silence. Elle avait su que c’était l’affaire de plusieurs jours, comme le mois dernier et les mois précédents. Elle ne connaissait rien d’autre de lui que ses longues mains expertes caressant son ventre, ses seins lourds et ses cheveux, les mots impudiques aux heures les plus noires et les silences repus qui emportaient le sommeil dans la maison Bleue.
Elle tondait la pelouse quand il entrouvrit la barrière en bois décapée par les vents et le feu du soleil d’ici. Ses voisins s’étaient dotés d’un portail électrique pour éviter les nuisances, les petites violations des autres, le calme tant désiré d’une retraite au milieu des oliviers. Son père, lui, les avait espérées les visites, celles du colporteur au camion bleu, les touristes égarés, le facteur, les randonneurs ou toute âme empruntant la route des cailloux brûlants pour s’échouer à la finitude de cette sente des Citronniers. Oui, il en fallait du courage pour s’aventurer aux heures les plus chaudes et découvrir la maison Bleue, mais l’effort promettait une citronnade glacée servie sur la table en mosaïque du jardin. Une oasis de verdure en contrebas de la vieille ville. L’ancienne maison du peintre. Le père de son père les avait tous accueillis, Picasso, Braque, Juan gris ou encore Fernand Léger. Louise ne s’étonna donc pas d’apercevoir cet homme franchissant son portail lui envoyant un signe apaisant de la main. Elle découvrit sa longue silhouette à la démarche souple, ses cheveux d’ébène coupés court pour discipliner une chevelure épaisse, et puis s’approchant, des yeux noirs en amandes serties de vert, un regard franc et fier. Un front large surplombant un visage ovale retenant des traces de l’enfance. La morgue de la jeunesse.
« Bonjour, j’habite Marseille et je cherche des travaux de jardinage. Je sillonne votre coin, ma camionnette est plus bas, j’ai tous les outils, vous voulez voir ? ».
Louise remarqua son accent, venu d’une terre lointaine. Et puis son sourire. Des dents blanches contrastant avec le hâle de sa peau, une bouche pulpeuse, un rien moqueuse. Des yeux étirés par un rictus d’impatience tel un chat aux aguets. Tout chez cet homme l’attira. Plus encore que sa jeunesse, sa volonté à lui tenir tête.
« Mais si Madame, vous avez besoin de moi, regardez là-bas, la cueillette des olives, et puis l’arrachage des herbes de vos vergers en contrebas, l’arrosage et la récolte. Je connais très bien cette terre vous savez, elle ressemble à la nôtre, celle de mon père. Là-bas chez moi, nous cueillons les fruits depuis des générations. »
Louise comprit qu’il la savait seule. Et comme s’il avait lu dans ses pensées, il enchaîna :
« Vous êtes la dame du mas. La fille du peintre. J’élague les arbres de la maison de retraite des Melons, l’intendant m’a assuré que vous auriez besoin de mes services. »
L’intendant. Il évoquait Marc. Marc Couvignou, un prétendant d’enfance éconduit qui s’arrangeait toujours pour la croiser à la maison des Oublis, prétextant améliorer l’hygiène alimentaire de son père, se targuant de commander des recettes méridionales spécialement concoctées pour lui. Louise n’était pas dupe. Ils avaient échangé quelques souvenirs de jeunesse, il espérait qu’elle finisse par accepter son invitation au restaurant, il l’avait souvent sollicitée depuis son retour dans la région. Elle avait refusé gentiment une demi-douzaine de fois. Mais là, c’en était trop.
Il lui envoyait un entremetteur pour escompter mieux l’accaparer.
« Écoutez, non, je n’ai besoin de rien et faites-le savoir à Marc. Maintenant j’ai du travail, excusez-moi… Bon courage, Monsieur ».
« Aram. Je m’appelle Aram ».
« Alors au revoir Aram ».
Louise se rattrapa, soudain la conscience de son inhospitalité. Son père aurait détesté.
- « Mais, vous devez avoir soif, je peux vous offrir une citronnade ? ».
L’Homme accepta. Et dès lors elle ne l’appellera plus que l’Homme. Elle ne savait pas encore. L’emprise à venir.
C’est ainsi que leur histoire commença. Un homme oriental venu se perdre dans son giron.
Il lui avait appris la légende de son pays. Les rois perses. Les conquêtes et la solitude. Le destin des envahisseurs.
Elle avait rendu les armes aussitôt. Elle s’était offerte dès le premier regard. Un abandon exclusif, un contrat sans clauses compensatoires.
Ce matin, elle observait le samovar dont s’échappait encore la fumée, le petit verre au liseré d’or rempli de lie de feuilles de menthe et de sucre. Ils buvaient du thé, à heure régulière, l’un en face de l’autre, leurs yeux dévorant leurs visages. Et la lutte des corps, plus tard, avec la nuit. L’attente des bras de l’Homme. L’insupportable désir au ventre, l’insatiable soif de sa chair. Quand il reviendra. Quand il décidera de revenir.
Il avait installé ce samovar, son unique trace dans la maison Bleue. Pas de sac ni de vêtements abandonnés dans les pièces, pas d’eau de toilette sur la tablette du miroir. Rien. Juste son absence en offrande. Depuis six mois maintenant. Il n’était plus question des travaux du jardin. D’ailleurs elle n’y pensait plus, seul son cœur restait en friche. Louise savait l’emprise consommée. Et les interrogations revenaient en boucle. Où allait-il ? Que faisait-il ? Sur ce point, l’Homme avait exigé le silence. Leur pacte inviolable, la condition de sa présence ici, sur ses jours et ses nuits, quand il revenait. Car il revenait, le lendemain, dans deux jours ou parfois plus.
Il recevait chaque jour un ou deux appels téléphoniques. Alors, il s’éloignait, s’isolait dans le jardin. Quand la fenêtre était ouverte, elle l’entendait, il parlait farsi, sa langue maternelle, des sonorités langoureuses venues de temps millénaires, d’Asie orientale, elle pensait aux mille et une nuit et aux illustres poètes, aux grands Sages, la culture persane. Dans ces moments, elle le sentait tendu, le téléphone collé à l’oreille et sa main libre scandant ses mots de vastes gestes circulaires, fouettant l’air nerveusement. Il n’avait jamais évoqué ses interlocuteurs, ses secrets. Sans doute souhaitait-il la protéger? Mais de qui ? De quoi ? Quand il raccrochait, son visage fermédisparaissait au profit d’un large sourire. Il la regardait en traversant ses yeux, un regard ténébreux et volontaire. Et là, elle oubliait ses mystérieux appels téléphoniques, ses absences répétées et ses silences inquiétants. Non, en cet instant, il était à elle, incarné, et elle ne voulait retenir que cela, la présence de l’Homme.
Elle ne l’avait présenté à personne. Ses enfants ne passeraient au mas que l’été prochain, à la faveur des vacances, au terme des examens, entre leurs séjours chez leurs amis et leur père en Auvergne. Ses garçons. Ses amours. Le pressentiment de les protéger de l’Homme. Cette histoire n’appartenait qu’à elle, ne se racontait pas. Il n’entrera pas dans la légende familiale. Il en était exclu. Il était sa passion.
Son aliénation.
Pendant l’absence de l’Homme, elle n’était plus à sa vie. C’était arrivé insidieusement. Alors que le jardin et son travail de correctrice occupaient ses journées, elle se plongeait dans un autre rythme, un ennui caractérisé par l’attente, l’inconfort de ne connaître ni le jour ni l’heure de son retour. Une petite mort qui l’imprégnait, l’incapacité de se projeter en dehors de lui. Elle commençait à ne plus s’aimer ainsi, à se trouver stupide, inutile, et l’intuition d’une liberté entravée annonciatrice de malheurs. Pourtant, elle ne pouvait s’y résoudre, elle ne pouvait s’en passer, et pire encore, elle l’espérait. Alors, elle fuyait ses mauvaises pensées. Il reviendra. Il fallait qu’il revienne.
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