Aujourd’hui ma fille m’appellera et me demandera: « Comment ça va aujourd’hui ? » comme tous les jours à l’heure où sa conscience la détournera quelques instants de ses tâches ménagères. Elle posera son torchon sur le rebord d’une table et se dirigera vers le téléphone. Ma fille aime entretenir sa maison. C’est un pavillon récent dans un lotissement au doux nom de fleur. Son mari et elle ont passé plusieurs mois à convaincre l’architecte de redessiner des cloisons, des espaces et des circulations dans lesquels ils se sentiraient bien. Ils ont emménagé il y a quelques mois, le temps d’un crédit sur vingt ans, loin de l’agitation de leur travail, malgré le coût de l’essence. Lilas, ma fille, ne travaille qu’à mi-temps. C’est un choix qu’elle assume en accord avec son mari, pour élever leur petit garçon tant qu’il n’est pas en âge de se rendre tout seul à l’école. Quand le petit dort, elle aime traverser son salon ou les chambres, déplacer un bibelot ou chasser des poussières ; ça la rassure. Elle aime sa vie ainsi. Elle aime les rythmes qu’elle s’est choisis.
Depuis trois ans je bois. Je bois le matin. Je bois le midi. Je bois le soir. Moi aussi je m’arrange avec mon rythme. Après une longue période de destruction massive, je gère mes prises comme le ferait un malade incurable, avec fatalité. Je ne me pose plus la question de l’arrêt. Je ne le peux pas. Je ne le veux pas. C’est plus simple depuis que je ne me bats plus contre mon monstre. D’ailleurs, tous les deux, nous composons comme nous le pouvons. Parfois nous nous supportons ou nous nous haïssons, et d’autres fois nous traversons des périodes de longue indifférence. Je me trouve en ce moment dans une de ces phases, où chacun de nous respecte une trêve nécessaire avant de repartir de plus belle. Ce temps m’est salutaire. Je respire un espace où mes pensées me reviennent, du coup je pense à ma fille, à ses appels quotidiens, à l’enfer dans lequel je la plonge. Je dissèque froidement notre relation. Sans états d’âme. Elle rêve de m’abandonner, mais n’y arrive pas, et moi je n’ai pas la force de l’autoriser à le faire.
Elle sait exactement. Elle sait tout de ma vie, ou plutôt de cette vie que je partage avec l’alcool. Elle espère toujours. C’est terrible. Son espoir me tue. Je voudrais qu’elle me foute la paix avec son espoir. Je ne réponds plus si souvent à ses appels, mais elle appelle invariablement tous les jours depuis deux ans. Des fois que je deviendrais par miracle la mère aimante que je n’ai jamais été. Il m’arrive de la rassurer, car les relations humaines sont ainsi faites, une mère doit aimer sa fille et une fille sa mère. Cela me console aussi par moments de jouer à cette relation. Je m’aperçois que j’attends même son appel. Comme ce matin. Je me suis levée et j’ai bu un café avec un whisky. Je remarque que mes mains ne tremblent pas. Sur ma table basse, mon paquet de tabac m’attend. Il est presque vide. Je vais devoir descendre chez Manou, en bas de chez moi. J’ai le bureau de tabac à domicile, c’est une aubaine, car l’alcool et le tabac font toujours bon ménage. Et puis depuis le temps que je vais chez Manou, pas besoin de chichis vestimentaires. Je descends l’escalier avec ma robe de chambre matelassée et défraîchie, et croiser ainsi mes voisins et les quelques clients du bar PMU ne me pose aucun souci depuis longtemps. J’hésite cependant. Elle risque de m’appeler au moment même où je prendrai les cinq minutes nécessaires à mon ravitaillement. Il me reste quelques morceaux filandreux de tabac parmi un peu de cendres disséminées près du cendrier ; ça suffira pour en rouler une. Je décide d’attendre un peu. En général c’est son heure. Il est dix heures et le petit fait sa sieste du matin. Elle doit laver sa vaisselle. Et puis c’est l’heure de son appel. Quand je suis décidée à lui répondre, je laisse toujours retentir deux ou trois sonneries pour la forme, pour m’autoriser le choix de renoncer.
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